Que restera t'il de l'esprit d'équipe après la crise du Covid 19 ?

Je publie ci-dessous un texte que je trouve excellent, écrit par Apolline Guillot qui est élève à l’École normale supérieure (ENS)-Lyon, agrégée de philosophie, et finit un master-2 de philosophie contemporaine avant d’entamer un master à HEC. Elle s’intéresse à la philosophie des sciences et technique, de l’intelligence artificielle à la robotique.

Ce texte est publié dans la remarquable newsletter Philonomist.  C'est un média indépendant en ligne dédié aux enjeux qui bouleversent l’entreprise et l’économie. En abordant ces sujets sous des angles nouveaux, nourris par la philosophie et les sciences humaines, Philonomist se donne pour mission de décrypter le monde, de réveiller les organisations et enfin d’émanciper l’individu en lui proposant une réflexion neuve sur le sens de son travail et de son engagement dans la vie active. Si vous souhaitez vous abonner, voici le lien : https://www.philonomist.com/fr/qui-sommes-nous

Esprit d’équipe, es-tu là ? Rester soudés malgré le confinement

 

L’irruption du Covid-19 en France isole les membres de l’entreprise, là où elle avait appris peu à peu à faire tomber les barrières physiques et mentales entre ses collaborateurs. Depuis des années, on y multipliait les aménagements censés favoriser l’émergence d’un véritable esprit d’équipe (open space, lieux de rencontre, échanges inter-équipes…). Mais ils ont été pensés pour se limiter à un endroit bien particulier. Quand le bureau devient un lieu de méfiance, voire de contamination, que l’on fuit dès que possible, que reste-t-il de l’esprit d’équipe si patiemment cultivé – et réclamé aujourd’hui plus que jamais ? Car, on nous le répète : la crise que nous vivons n’appelle à nous éloigner les uns des autres que pour mieux « faire corps » contre l’épidémie. Confinés, mais plus soudés que jamais : ce mot d’ordre ne serait-il pas une forme d’injonction contradictoire, impossible à mettre en œuvre au sein d’une équipe ?  

 

La force des rituels 

Si l'on considère que l’esprit d’équipe est formé par la proximité d’un groupe de personnes qui se rassemblent autour d’une tâche ou d’une mission précise, alors il est bel et bien en danger au temps du Covid-19. Derrière cette idée, le postulat est que cet esprit d’équipe est au plus fort lorsque ses membres vivent les uns à côté des autres pendant longtemps, c’est-à-dire dans une contiguïté spatiale et temporelle.

 

“Ce que Hume appelle la ‘sympathie’, passion centrale dans nos rapports sociaux, se nourrit d’une proximité soutenue”

C’est ce que défendrait le philosophe David Hume (1711-1776), pour lequel tous nos affects et nos idées sont le résultat de quelques principes simples, dont la contiguïté. Pour lui, ce que nous appelons esprit d’équipe serait un certain attachement aux intérêts d’un groupe de personnes. Nous développons cet attachement par effet d’habitude, à force de côtoyer ces personnes, de partager des tâches communes et des rituels. Ce que Hume appelle la « sympathie », passion centrale dans nos rapports sociaux, se nourrit de cette proximité soutenue. Par sympathie, il faut ici entendre une forme d’empathie bien particulière qui, élargie à toute notre équipe, nous permet de nous mettre aisément à la place les uns des autres au lieu de ne raisonner que selon nos propres intérêts. 

 

Loin des yeux, loin du cœur ? 

Pour Hume, ce n’est qu’à condition de posséder cette prédisposition à ressentir en soi l’écho de ce que les autres ressentent que l’on peut ensuite prendre des responsabilités à leur égard. La solidarité au sein d’une équipe n’est possible que parce que nous avons cette représentation vive d’autrui, acquise par une fréquentation assidue. Mais l’impression de ne faire qu’un, qui est vivace lorsqu’une équipe se réunit tous les jours autour d’un objectif clair, peut se diluer avec le nombre de membres, mais aussi avec le temps, et surtout avec l’éloignement spatial. 

 

Certes, pour Hume, la mémoire peut jouer le rôle de « vivifiant ». Mais pour l’auteur de l’Enquête sur l’entendement humain (1748), les impressions de la mémoire s’affaiblissent avec le temps, faute d’être réactivées. Bien sûr, on n’oublie pas le visage de ses collaborateurs en un mois ; mais on peut avoir plus de mal à retrouver le sentiment d’être une partie d’un tout, d’une équipe unie.  

 

“Dire de l’esprit d’équipe qu’il ne survit pas à l’éclatement corporel, n’est-ce pas lui nier sa caractéristique principale, celle d’être un esprit indifférent à l’éloignement ?”

 

L’esprit d’équipe se forme donc de manière accidentelle, et se défait peu à peu en temps de crise, lorsqu’on cesse de se voir et que la méfiance s’installe. Mais dire qu’il ne survit pas à son éclatement corporel, n’est-ce pas lui nier sa caractéristique principale, celle d’être un esprit, qui devrait être indifférent à l’éloignement ? Plutôt que d’en faire un supplément accidentel à la constitution d’un groupe, pourquoi ne pas considérer qu’il transcende les volontés de chacun de ses membres, et peut sortir renforcé de leur séparation prolongée ? 

 

Quand on y met de la bonne volonté

La vision humienne, si elle correspond à une certaine réalité de l’expérience de groupe, fait de l’équipe un résultat purement circonstanciel, qui ne dépend pas de volontés individuelles de s’unir. Or, une grande part du travail d’équipe se fait parce que chacun met en œuvre sa volonté libre de répondre aux attentes de ses collaborateurs, voire de les dépasser. Mais celle-ci ne se mesure pas pleinement hors des situations de crise. 

 

“À l’heure du Covid-19, il est donné à chacun de deviner les efforts que font les membres de l’équipe pour continuer à travailler ensemble”

 

En temps normal, on accepte de laisser de côté une partie de sa vie personnelle et familiale, de se couler dans le moule de sa fonction professionnelle, afin de mettre son temps uniquement à profit du groupe, sans que personne ne puisse constater ce geste de renoncement. À l’heure du Covid-19, il est donné à chacun de deviner les efforts que font les membres de l’équipe pour continuer à travailler ensemble. Un aperçu de leur intérieur, une tenue décontractée, un passage furtif d'enfants... Tant d'indices qui rappellent à chacun des collaborateurs la complexité de leurs vies respectives, leur rôle au sein de leur famille et de leur communauté, desquelles ils décident de s’arracher pour travailler ensemble. Soudain, l’ensemble de l’équipe est lié non pas par une tâche ou un intérêt partagé, mais par un sens de l’effort librement consenti. 

 

Le sens du devoir

Ainsi, l’esprit d’équipe en temps de coronavirus est peut-être proche de ce que Emmanuel Kant (1724-1804) appelle le Geist (esprit) dans la Critique de la faculté de juger (1790), un principe qui met en branle les forces de l’esprit. Cet esprit d’équipe au sens fort du terme naîtrait des forces conjointes d’un ensemble de volontés libres, capables d’ordonner leurs actions à une certaine idée d’eux-mêmes et du groupe. Le travail en équipe s’apparenterait alors à une forme de devoir, au sens kantien du terme, c’est-à-dire une loi prenant sa source dans l’autonomie de la raison, dans « la législation qu’elle se donne à elle-même ». 

 

“En arrachant les collaborateurs à leur routine sociale, l’éloignement leur donne une chance de réaffirmer librement leur attachement au groupe”

 

L’éloignement est peut-être la seule manière pour un réel esprit d’équipe d’émerger. Pour Kant, une action n’est accomplie par devoir que si la personne s’arrache à ses inclinations. De même l’éloignement, en arrachant les collaborateurs à leur routine sociale, leur donne une chance de réaffirmer librement leur attachement au groupe. 

 

La crise du coronavirus voit donc un nouvel esprit d’équipe naître et se nourrir de la difficulté. Un esprit d’équipe qui s’apparente à une loi morale, celle que se donnent un ensemble de sujets autonomes choisissant d’œuvrer en vue d'une tâche particulière. Certes, la proximité du bureau rend l’échange plus aisé, mais cette facilité masque et corrompt ce qu’il peut y avoir de libre dans le choix que font ses membres d’obéir à la loi de l’équipe.

 

Peut être réalisera-t-on, une fois le confinement terminé, que cet esprit d'équipe qu'on s'efforçait tant de cultiver en temps normal à coup de babyfoot et de team building, ne pousse en fait qu'à l'état sauvage et dans l’adversité ?

 

 

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